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UNE BD EXCEPTIONNELLE.
Deux maisons comme le résumé d’une vie. La « maison de réconfort » pour débuter dans l’existence à 16 ans. La « maison de partage » à la fin de vie. Derrière les mots aseptisés et mensongers, il s’agit en fait de passer du bordel à une maison de retraite pour esclaves sexuels. Voilà comment pourrait se résumer l’existence de Oksun Lee, « esclave sexuelle durant la guerre du Pacifique », qui rentre dans son pays, la Corée, en 1996, cinquante ans après son départ. Elle est vieille, usée, petite, la petitesse de sa mère, pas très belle, le laid visage de son père, quand elle se confie à Keum Suk Gendry-Kim. Ce corps replié sur un fauteuil, les pieds nus posés sur un coussin, a vécu, survécu à tant d’ignominies que l’on s’étonne parfois que la vieille dame parvienne encore à rire. C’est une vie consacrée à une descente aux enfers qu’elle raconte. Née dans une Corée colonisée par le Japon dans une famille pauvre d’un pays profondément inégalitaire, elle va être confiée, ou plus sûrement vendue, successivement à des familles commerçantes, avant d’être enlevée à l’âge de seize ans puis utilisée comme esclave sexuelle dans l’armée japonaise basée en Chine.
Comment montrer l’indicible? Il faudra des cases noires, six, douze, plus même avant que n’apparaissent dans un petit coin d’un carré, les mots chuchotés terrifiants, mais qu’il faut entendre, par raison, par respect, par amour. Suggérer, évoquer, tel est le parti pris de l’autrice qui recueille le témoignage syncopé, dans un apparent désordre chronologique, de Lee. Le récit personnel est pesant, lourd. Il coupe parfois le souffle. L’enlèvement de jeunes filles coréennes pour les soumettre au plaisir des soldats de l’armée occupante, est un des méfaits majeurs de l'armée japonaise. On nomme ces adolescentes, comble du mépris et de la violence, femmes de « réconfort » alors que leur condition est celle d’esclaves sexuelles. Kyung-a Jung avait traité en 2007 de ce thème dans le roman graphique Femmes de réconfort (Diable Vauvert) en historienne. Mauvaises herbes est du domaine de l’intime, de la confession et le récit s’en trouve encore plus touchant et humain. Oksun nous émeut, on l’écoute à notre tour avec l’envie de lui prendre la main, cette main ridée, tachetée que la dessinatrice nous montre avec tendresse. Une main qui voulait enfant apprendre à écrire à l’école et qui fut obligée de poser ses doigts sur des corps d’hommes sans désir et sans amour.
L’autrice réussit à glisser, à la manière d’Edmond Baudoin, des pages poétiques, où les paysages exceptionnels à l’encre de chine, assurent des instants de respiration, comme pour montrer que malgré l’abjection des hommes réduits à l’état d’animaux reproducteurs, la nature et le monde extérieur méritent la vie. Les pinceaux tracent alors des courbes, des herbes, bonnes et mauvaises, des oiseaux qui prennent de la hauteur pour ne montrer que la beauté. Les arbres sont nombreux, enracinés profondément dans le sol, solides et guetteurs inflexibles des violences. On s’attarde sur ces double-pages poétiques pour s’extraire momentanément de la noirceur du récit, et on a l’impression de s’immerger dans les estampes asiatiques immémoriales et éternelles. Parfois ces pages sublimes sont le support de textes terribles, comme un contrepoint vital à l’horreur des mots. A côté des collines et des nuages, de la pluie et de la neige, les visages des femmes sont souvent tachés de noirs, tels des figures de mineurs remontant des galeries souterraines. Noirs de fatigue, noirs de saleté, noirs de tristesse. Noirs d’une vie méprisée. Les soldats ne sont que des silhouettes, des jambes, des pieds, sans visage. Déshumanisés. Le noir et blanc pour dire l’essentiel, à l‘identique de Maus de Spiegelman ou de Persepolis de Marjane Satrapi que Mauvaise herbes devrait rejoindre dans le rayon essentiel d’une bibliothèque.
Keum Suk Gendry-Kim signe avec Mauvaises herbes une oeuvre majeure, puissante, qui résonne avec force dans le mouvement féministe actuel. Un combat permanent puisque ces femmes, esclaves sexuelles, attendent toujours des excuses de l’état japonais. Quatre vingts ans plus tard
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