Conseils de lecture
Glaçant et passionnant
Un titre énigmatique pour une Bd qui l’est tout autant. C’est Isao Moutte lui même qui nous donne sa définition par la voix d’un de ses personnages: « C’est de l’occitan, ça veut dire quelque chose comme tas de pierres ». C’est bien en effet un tas de pierres qui va changer la destinée d’une dizaine de personnes. Un amas de rochers sur une route, soudainement coupée. Un bus et une voiture bloqués. Cela suffit pour transformer un banal voyage familial, professionnel en cauchemar. Surtout quand la demi douzaine de marcheurs forcés est hébergée dans une étrange famille, pas vraiment sympathique, qui nous rappelle le clan et l’affaire Dominici, ce paysan bas alpin isolé, taiseux et redoutable.
Pourtant le cadre choisi a tout pour être idyllique même si la saison n’est pas estivale. Le Sud du massif du Vercors, tant chéri par Daniel Pennac notamment, a cette grandeur, cette magnificence qui appellent à la poésie. Mais si d’une très haute falaise on peut apercevoir un horizon magnifique à plusieurs dizaines de kilomètres, on peut aussi en chuter mortellement. C’est plutôt cette deuxième hypothèse que retient l’auteur franco-japonais qui par des couleurs automnales étouffantes transforment cette nature magnifique en scènes d’horreur et en huis clos écrasant. La lumière n’est belle qu’au lever et au coucher du soleil, deux moments de repos dans un récit mené tambour battant.
Les sangliers font peur, la forêt est étouffante, les grottes ne sont pas des refuges mais des pièges, les routes ne sont que des impasses et les fusils ne servent pas qu’à la chasse. Et surtout l’auto stop peut être le début d’un gigantesque piège qui se referme lentement et dont on ne découvre la trame que très progressivement. On imagine facilement cette histoire racontée dans un bon polar noir décrivant des personnages riches de leurs différences: un homme un peu balourd, une jeune fille intrépide, un garçon naïf et faisant la part belle à une nature devenue hostile. Tout est en place et le mérite de Isao Moutte est de transcrire ce scénario implacable en images et en un récit fluide qui appelle comme tout bon polar à tourner vite la page.
Des cases entières sont dénuées de parole pour laisser la place au silence et à son alter ego, la frayeur. Plans fixes alternent souvent avec des actions mouvementées parfaitement dynamisées par un trait efficace qui va à l’essentiel. Roman noir mais aussi donc film noir, tant les ingrédients du genre sont omniprésents au long des 160 pages qui se dévorent d’un trait et se relisent à tête reposée.
Eric
Indomptables Mapuches et quarantièmes rugissants
Claudio Magris est un écrivain voyageur qui ne s'intéresse pas tant aux lieux eux-mêmes qu'à l'imaginaire qu'ils nourrissent. Il ne se déplace pas tant dans un espace que dans une culture, et ouvre des mondes plutôt qu'il ne parcourt le monde. Il en avait fait la merveilleuse démonstration dans « Danube », livre monumental qui embrassait l'histoire et la littérature de la Mitteleuropa et des Balkans en suivant le cours du grand fleuve européen.
Avec « Croix du sud » il nous transporte dans le cône Sud de l'Amérique latine, Patagonie et Terre de Feu. Il choisit de nous raconter trois vies, « improbables et vraies », trois vies d'Européens qui se sont passionnés pour ces terres inhospitalières et y ont lié leur destin : Janez Benigar, aventurier slovène débarqué à Buenos-Aires en 1908, devenu spécialiste de la culture et de la langue du peuple autochtone des Araucans, qu'on connaît mieux sous le nom de Mapuches ; Orélie-Antoine de Tounens, avoué à Périgueux, autoproclamé, en 1860, « Roi d'Araucanie », royaume qui n'aura finalement jamais existé ; et enfin Angela Vallese, religieuse piémontaise arrivée en Terre de Feu en 1880, et que les Indiens Onas prirent pour un manchot, à cause de son habit noir et blanc. Des trois personnages c'est le plus attachant. Elle voue un amour infini aux Mapuches, peuple indomptable qui a affronté les Incas avant les Conquistadors et continue aujourd'hui de résister à l’État chilien. Elle soulève des montagnes pour les sauver. Le livre de Magris est aussi un hommage au Mapuches.
Comme toujours avec Claudio Magris l'érudition est éblouissante, sans jamais être pesante. On croise Jules Verne aussi bien que Darwin, Borgès bien sûr, mais aussi de façon plus surprenante, José Mario Bergoglio, l'actuel pape, qui s'intéressa de près à ces terres et à ses peuples autochtones.
A la fin du livre Magris s'aventure au delà du Cap Horn, sur les eaux furieuses de l'océan austral, peuplées d’îles désolées et de mythes effrayants, jusqu'aux « quarantièmes rugissants » et aux « cinquantièmes hurlants ». Sa prose devient lyrique. On en sort ébouriffé.
Jean-Luc
Plus noir que jamais
Après avoir frôlé la mort, l'inspecteur Jonna Linna se demande s'il n'est pas temps pour lui de quitter la police.
Malheureusement pour lui, on découvre le corps d'une jeune fille pendu dans un jardin d'enfants. Il ne peut se résoudre à laisser cette affaire. D'autant plus qu'elle le touche personnellement.
Depuis des années, des jeunes filles du coin disparaissent sans laisser de traces. Les années passent et personne ne semble s'en soucier. Avec son ami psychiatre Eric Maria Bark il essaiera de faire parler le seul témoin de la scène de crime.
Un roman policier glaçant !
Mila
Petite et grande histoire se mêlent
Ils sont trois, trois personnages, fils conducteurs, de cet énorme récit qui raconte la montée de l’antisémitisme en France à la fin du XIX ème siècle. Edouard Drumont d’abord, funeste auteur de « La France Juive », auquel répond ici cette « France Goy », et fondateur de La Libre Parole. Léon Daudet ensuite, fils raté de son père, créateur nauséabond de L’Action Française. Et enfin, plus lisse mais, par bien des aspects aussi détestable, Henri Gosset, arrière grand-père de l’auteur. A travers eux, Christophe Donner brosse toute une époque et une période agitée d’une France en pleine convulsions, prises de folie entre l’anarchisme, le monarchisme, le nationalisme, la corruption, l’antisémitisme. Scandale de Panama, affaire Dreyfus, complot des Kub Maggi, parsèment ce texte à la lecture dévorante et heureusement adoucie par des correspondances privées et des évocations de la famille Gosset. Une fusion petite et grande histoire totalement réussie.
Eric
Soyons fiers de nos hontes !
Après "Désobéir", le philosophe explore et réhabilite ce sentiment de honte, si difficile à reconnaître et à exprimer qu'il est bien souvent étouffé par le déni, le silence ou le masque de la haine. A la fois intime et social, ce sentiment se révèle justement dans ce va-et-vient entre l'éthique et le politique. Car, autant l'humiliation infligée par le mépris social ou les hontes intersectionnelles peut figer le sujet dans une souffrance subie, autant la honte est une fracture qui ouvre la conscience de soi à son humanité, au dépassement et à la transformation par l'action citoyenne, la création artistique ou l'invention utopique. Oui, la honte peut être une grâce !