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Eric R.

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Conseillé par (Libraire)
26 mars 2024

LE VOYAGE MULTIPLE DE DEUX AUTEURS MAJEURS DE LA BD

Ils sont deux, deux qui comptent dans l’histoire de la Bd. Commençons par le moins jeune, Baudoin, Edmond de son prénom. Depuis l’âge de trente ans il dessine et raconte l’intime, son intimité mais aussi celle de l’univers, de la terre et de la Terre. Ensuite, il y a Emmanuel, Lepage de son nom. Breton, il a voyagé, et dessiné ses périples de Tchernobyl en Antarctique sans oublier Ouessant. Ils se sont connus il y a presque trente ans sur le Sillon de Saint Malo. Le début d’une possible longue amitié qu’une histoire de coeur a interrompue. Pourtant, ils étaient faits pour partir ensemble, pour lever la tête vers le bleu infini, celui de l’absolu et de l’immensité. Pour aller dessiner des étoiles, pour être vus par ces astres scintillants qui nous regardent comme des milliers d’yeux anonymes. Il est toujours temps de réparer le temps perdu et un homme va les réunir. Il s’appelle José, d’origine chilienne, professeur de physique en lycée à Grenoble, il va inviter en 2019 les deux auteurs pour « aller voir les étoiles » du désert d’Acatama. Motivation scientifique, mais aussi poétique, artistique, sensorielle et finalement politique car après de multiples reports occasionnés par la Covid, la grave maladie d’Emmanuel Lepage, le voyage va se dérouler à l’automne 2021 en pleine crise sociale chilienne au moment de l’élection présidentielle. De scientifique à poétique le voyage va se compléter d’une visite politique, sociétale.

Baudoin a 82 ans, Lepage vient de vaincre un cancer. Ils ne voyagent pas comme des jeunes, allant de découvertes en découvertes. Pour eux l’urgence de vivre est omniprésente et leur récit est un hymne magnifique à l’existence. On y parle politique bien entendu en pleine crise sociale chilienne, un pays où le passé et la dictature de Pinochet sont toujours présents. On y parle amour et sexualité. On évoque l’art et la confrontation avec la création car « se confronter à l’art est une leçon de courage ». On y parle de vie et de mort, d’avant et d’après. On y parle d’espoir et de désespoir. De transmission aussi.

Depuis toujours Baudoin se confie sur le papier, la plupart du temps en noir et blanc. Lepage a longtemps utilisé la fiction avant de dire « Je » mais un « Je » narratif plus qu’intimiste. La maladie, l’âge et peut être la connivence picturale font qu’à son tour, il se livre ici plus qu’ailleurs, rejoignant son ami dans la confession, nous touchant ainsi au plus profond. On fait un livre à quatre mains en mettant de côté son ego. Les deux amis se complètent, se respectent. A la façon de Renoir et de Monet qui posaient ensemble leur chevalet devant le café de la Grenouillère, Lepage et Baudoin dessinent le même paysage avec leurs outils propres, une manière de montrer comment l’art réinterpréte la vie. A l’observateur de choisir sa vision. Ou d’accepter les deux, de s’en enrichir, de s’en pénétrer comme pour absorber plus de richesses. « Deux façons de dire le monde », est il écrit, l’un privilégiant le réalisme, le détail, en posant ses douces couleurs d’aquarelle sur la feuille, l’autre en cherchant à transcrire la matière, sans souci particulier de réalisme. Debout, Baudoin trempe son pinceau dans l’encre noire. Quand il y ajoute de la couleur, bleue souvent, rouge parfois, c’est pour dire l’amour, la révolution qu’il appelle de ses voeux tout en connaissant sa futilité. Assis, Lepage est pris par la nécessaire rapidité de l’aquarelle. La quasi monochromie lui donne la possibilité d’affiner son trait à la recherche de la juste expression, la quête du réel. Les double pages exceptionnelles de chacun nous montrent leur univers: précises et détaillées pour l’un, résonnantes et dissonantes pour l’autre.

Quand on quitte les deux amis, à regret, à la dernière page, on peut à notre tour lever les yeux au ciel et regarder leurs dessins. Et dans nos yeux émerveillés, on y découvre alors des étoiles, des milliers d’étoiles. Elles nous éblouissent.