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Jean T.

https://lecturesdereves.wordpress.com/

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Prix Goncourt des Lycéens - 2017

Flammarion

22,00
Conseillé par (Libraire)
29 août 2017

Saisissant !

Considérer le roman d'Alice Zeniter comme une histoire de l'Algérie ou comme une simple saga familiale serait se méprendre gravement. "L'art de perdre" est une quête, celle de Naïma, une jeune citadine, qui réalise qu'elle ne connaît pas grand-chose de l'histoire de sa lignée. Naïma est née de Clarisse, originaire de Dijon, et de Hamid, français d'origine kabyle. Lui-même fils de Yema et d'Ali qui fût notable dans son village de montagne et qui, devenu harki, a connu l'humiliation des camps de transit avant de devenir manœuvre dans une usine de métallerie. La date-clé pour ces deux hommes est 1962, quand ils sont montés à bord d'un bateau à destination de Marseille et qu'ils ont choisi la France plutôt que l'Algérie.
Alors Naïma cherche à connaître le pays de sa famille, la guerre d'indépendance, les violences faites par la FLN et par l'armée française, l'exil des harkis, ce qui sépare les harkis des Algériens... Elle fouille Internet, elle achète des livres. Elle cherche à comprendre ce qui les hante, pourquoi l'homme droit qu'est Ali est-il considéré comme un traître alors qu'il n'a cherché qu'à protéger les siens, pourquoi Hamid a-t-il renié sa promesse de revenir avec sa famille visiter l'Algérie, pourquoi ils se taisent, pourquoi serait-il risqué pour elle d'y revenir alors même qu'une commande de son employeur l'y oblige.
Alice Zeniter ne se contente pas de narrer l'histoire d'Ali en Algérie, puis l'histoire de la famille en France, elle sonde les cœurs, les personnes, leurs pensées, elle scrute les événements, les relations pour en extraire le sens, des éléments de compréhension. Mais cette quête de Naïma n'aboutirait pas s'il n'y avait les enlacements des femmes, les cauchemars de Hamid, la colère d'Ali juste avant son décès, les oliviers, les maisons sur la montagne, la chaleur... Autre chose que les paroles attendues, que ces hommes malmenés par l'histoire ne peuvent prononcer. Et quand Naïma retourne en Algérie, découvre Alger, Tizi Ouzou et va jusqu'au village au-dessus de Palestro où elle retrouve sa famille restée en Kabylie, on comprend la force des héritages même quand la transmission orale a failli, on comprend qu'il n'y a pas une Algérie, mais des Algéries, celle du jeune Ali en 1930, celle d'Ali devenu riche vingt plus tard, celle des hommes qui se sont exilés en 1962, celles des femmes, celle des enfants et petits-enfants, et bien d'autres encore...
Le roman d'Alice Zeniter embarque son lecteur. Il est parfois rude, ne cache pas la violence et la barbarie, est souvent empreint d'une calme tendresse. C'est un roman profond, sur la liberté de mener sa vie malgré ce qui cherche à la contraindre, sur l'au-delà des apparences, sur comment un pays vit, sur comment des hommes peuvent souffrir en silence. Un roman d'envergure dans lequel se plonger est un réel bonheur.
Pour ce qui me concerne, ce livre a colonisé mes rêves pendant quelques nuits, ce qui ne m'est que très rarement arrivé...

Conseillé par (Libraire)
25 août 2017

Une incursion en milieu hospitalier. A connaître...

Au cours d'une résidence d'écriture, Eduardo Berti a passé quelques temps dans le service de soins palliatifs du CHU de Rouen. Il a rencontré tous les professionnels et bénévoles qui y interviennent. Il leur donne la parole dans des chapitres qui portent leurs noms. Chacun raconte ce qui lui semble important de la vie du service, de son travail, de ses relations avec les malades et les familles, ce qui le marque pour la vie, ce qui l'émeut ou le choque. Ils soignent les corps, tentent de soulager la souffrance physique, assurent aussi une présence, une proximité parfois intime avec ces femmes et ces hommes qui vont mourir, cherchant à baliser leur empathie - à trouver la présence idéale- pour ne pas être affectés dans leur travail ou leur personne au point de devoir s'en éloigner. Jamais ils ne sont insensibles à la détresse, à la souffrance, à la mort auxquelles ils sont en permanence confrontés.
S'il est grave, ce n'est pas un livre triste. C'est un texte touchant qui montre que l'hôpital -et c'est encore plus vrai pour ce service- n'est pas qu'une machine à soigner les corps. On y est sensible à ce qui fait l'humanité de chacun, plus qu'il n'y paraît. L'auteur montre bien la dureté du métier de ces infirmières et aide-soignants qui sont au contact de la mort. Ils savent le prix de la vie.
A la lecture, on perçoit la grande humanité des soignants, leur recherche de délicatesse et de douceur, leur immense respect pour les êtres, les corps, les âmes, les relations. Eduardo Berti a écrit ce livre en français, faisant preuve d'une grande maîtrise de la langue et nous donnant un texte aisé à lire, sobre digne. Un beau texte qui ne peut laisser insensible.

Au Diable Vauvert

20,00
Conseillé par (Libraire)
25 août 2017

Miss Wyoming est l'histoire de deux personnes qui ont vécu une expérience identique de disparition et qui vont se chercher jusqu'à se rencontrer.
La mère de Susan Colgate l'a élevée pour qu'elle devienne une Miss, une reine de beauté, une star de sitcom. Au retour d'une audition, son avion s'est crashé. Elle s'est retrouvée indemne, seule survivante, a vu "les autres passagers broyés, grillés, disloqués le long d’un sentier de débris qui s’étendait sur huit cents mètres". "Susan se prit alors pour un fantôme, et en vain chercha ses propres restes parmi les débris. Elle craignit que le lien entre son corps et son esprit ait été tranché d’un coup". Comme personne ne pouvait imaginer qu'elle était une rescapée, elle a pu s'éloigner du lieu de l'accident et s'est réfugiée dans une maison inhabitée. Aux informations, on a considéré qu'elle était morte et "plus tard dans la semaine, Susan assista à un extrait de son service funéraire". Pendant plusieurs années, elle va mener une autre vie, sans révéler sa véritable identité.
John Johnson est un réalisateur de films, certains à succès, d'autres assez ratés. Un jour, après avoir claqué beaucoup d'argent pour se payer des prostituées auprès desquelles il n'a jamais trouvé l'amour, après avoir failli mourir d'avoir trop pris de drogues, il en a eu assez, "Je voudrais juste arrêter d’être "moi". Je voudrais être un anonyme, sans aucun bagage. Faire table rase". Alors, il s'est dépouillé de tout ce qui le rattachait à son monde et a disparu, pendant une année. Après quoi il n'a jamais été le même.

Évidemment, Susan et John-O ne vont pas se retrouver tout de suite, ni facilement. Leurs histoires sont compliquées et tourmentées. Après avoir disparu, chacun a mené sa vie, aimé un compagnon, eu des amitiés, noué des relations. Les personnages qu'ils ont côtoyé sont venimeux, ou ordinaires, parfois exotiques, voire passionnants. Les deux héros que John Coupland a créé ont l'envie forte de mener leur vie, à leur manière, en toute liberté, de rencontrer celui ou celle qui respectera leur conception de la vie bonne, alors même que leurs situations ne sont pas faciles.
La plume de John Coupland est agréable, le ton souvent humoristique rend la lecture aisée. Mais la vie de Susan et de John-O est racontée par bribes, avec des retours en arrière, ce qui demandera une certaine attention au lecteur.

Dans un genre très différent, ce roman m'a beaucoup fait penser au livre de David Le Breton, "Disparaître de soi" (Métailié, 2015).

23,00
Conseillé par (Libraire)
9 août 2017

"Tout comme un père n'est jamais prêt à enterrer son fils, un fils n'est jamais prêt à déterrer son père". C'est pourtant ce que fait Renato Cisnero à son père, le général Luis Frederico Cisneros Wizquerra, dit El Gaucho, qui est mort d'un cancer à 65 ans lorsque son fils avait 18ans. Son père était un homme qui avait été très amoureux d'une jeune fille de Buenos Aires, Beatriz Abdula, dont il avait dû se séparer pour entrer à l'école militaire au Pérou. Par la suite, il s'est marié avec Lucilia Mendiola avec qui il a eu trois enfant. Alors qu'il était ministre, il rencontre Cecila Zaldivar qui devient sa maîtresse et avec qui il fonde une famille de trois enfants, dont El Gaucho, lorsqu'il quitte Lucilia. El Gaucho était militaire, général d'armée au Pérou. Il admirait l'argentin Videla et le chilien Pinochet, des dictateurs qui ont durement combattu les mouvements révolutionnaires. Le général Cisneros a soutenu la peine de mort et réprimé autant qu'il a pu les guerilleros du Sentier lumineux.
S'il déterre son père et quelques autres morts de sa famille, c'est "pour comprendre à quoi ressemblaient les démons qui leur ont permis de vivre". Comprendre ce que la rupture avec son premier amour a provoqué chez cet homme et comment elle a affecté ses autres relations amoureuses. Comprendre si son père aimait encore son épouse lorsqu'il l'a quittée pour aller vivre avec sa maîtresse, la mère d'El Gaucho. Comprendre ce qui se cachait sous l'uniforme du général. Comprendre comment il a pu être aussi autoritaire, aussi proche de ses enfants et aussi discret sur lui-même qu'il leur était quasiment inconnu. Comprendre comment on peut être passionné de littérature et être un tortionnaire insensible à la souffrance de ses semblables. Comment pourquoi, après avoir appris son cancer de la prostate, il s'est laissé mourir. Comment son père a pu être cet homme.

Ce livre n'est pas une biographie, ni un ouvrage d'histoire, ni un essai psychologique. C'est le roman de la recherche de son père que mène Renato Cisneros, de son père à lui, pas de celui de ses frères et soeurs. Ce faisant, il montre que, dans le contexte latino-américain, le père est celui qui a le pouvoir, aussi bien dans la maison qu'à l'extérieur, celui qui décide des règles et les fait respecter. Ce pouvoir qui ne se discute pas et qui a à voir avec ce lâcher prise qui l'a mené à la mort. Le titre du roman exprime bien la distance qui le sépare de son père, il ne sont pas de la même génération et ne possèdent pas le même corpus idéologique.
Il aura fallu du courage à l'auteur pour explorer la vie d'El Gaucho, il l'a fait avec talent, suscitant sans cesse l'intérêt de son lecteur pour cette histoire passionnante et émouvante.

Éditions Gallmeister

22,40
Conseillé par (Libraire)
9 août 2017

Linda habite avec ses parents, dans une cabane au-dessus d’un lac, dans une forêt du Minnesota. La dernière cabane d’une communauté qui s’est désagrégée au fil du temps. Elle mène une vie décalée, sauvage, très proche de la nature qui l’entoure. L’adolescente est attirée par une famille qui s’est installée pas très loin, dans une cabane beaucoup plus moderne, dont elle observe la vie au travers des baies, avec des jumelles. Une jeune femme y vit seule avec son enfant, Paul. Comme le père est éloigné par son travail, Patra demande à Linda de s’occuper un peu du garçon, d’abord de temps à autre, puis les après-midis, pour disposer de temps afin de corriger le futur livre de son époux. Comme Paul s’est attaché à elle et pour tromper sa solitude, Patra la garde à manger. Une complicité forte s’installe entre Paul et Linda. Quand le père revient d’Hawaï, Linda constate que Patra et Léo sont différents. Autant elle est légère et gaie, facile à vivre, autant Léo se montre rigide sur les principes, autoritaire sans en avoir l’air. Madeline est un peu perdue entre ces deux personnalités si différentes. L’adolescente ne connaît pas encore suffisamment la vie pour décrypter ce qui se passe entre eux, quelles sont leurs références de vie. Quand au cours d’une sortie, Paul devient malade, elle ne voit pas ce qui se passe et intervient bien trop tard…

Dans ce roman publié par Gallmeister, on n’est pas surpris que la jeune Linda entretienne une relation forte avec son environnement, la forêt, le lac, les arbres. On comprend qu’elle soit un peu sauvage, que ses camarades la moquent parce qu’elle vient au lycée avec ses chaussures de randonnées, et aussi parce qu’elle ne s’intéresse qu’aux loups. Emily Fridlung campe une Linda très sensible aux autres, à la nature, introspective. On la sent en harmonie avec la forêt. Pourtant, très tôt, quelques indices empêchent le lecteur de se déprendre d’une sourde angoisse, d’un trouble insidieux, d’une inquiétude tenace. Le monde du roman est trop calme, trop harmonieux. Pourquoi Patra se montre-t-elle aussi accueillante, au risque que son fils s’attache trop à Linda ? Quand Léo arrive dans la cabane au bord du lac, on comprend quel est leur système de valeurs. On comprend que ces chrétiens scientistes sont mus par leur croyance plus que par la réalité, ce que Linda ne peut décrypter. Elle restera marquée par cette expérience de vie.

Il y a dans cette histoire troublante, qui est tout à la fois un thriller et un roman d’initiation, de très belles descriptions de la nature, du rapport de la jeune fille à la forêt, aux événements. Les descriptions sont toujours précises, détaillées. Linda est une bonne observatrice qui n’est distraite par aucun des artefacts du monde moderne. Dans un contraste total, ce que l’auteur nous laisse entrevoir du monde des scientistes est glaçant.
Un premier roman servi par une belle écriture.