Terres de sang
Le 22 février 2022 Jonathan Littell achève le manuscrit du livre qu'il a entrepris d'écrire un an auparavant, avec le photographe Antoine d'Agata, sur Babyn Yar (littéralement "Le ravin de la vieille"), lieu dans la banlieue de Kiev où furent assassinés par les nazis, les 29 et 30 septembre 1941, plus de 33000 Juifs. Le 24 février La Russie envahit L'Ukraine. « Déjà le texte que j'avais écrit était hors sujet, entièrement » constate Littell. En mai 2022 il retourne en Ukraine, toujours avec Antoine d'Agata et entame ce qui deviendra « Un endroit inconvénient », en intégrant à sa réflexion la ville de Boutcha et les villages alentour, toujours dans la banlieue de Kiev, désormais tristement connus pour être le lieu de massacres de masse commis par l'armée russe pendant le mois où elle a occupé les lieux, en mars 2022.
Fruit de nombreux allers-retours en Ukraine de ses deux auteurs, ensemble ou séparément, « Un endroit inconvénient » mêle description des lieux, d'une précision quasi obsessionnelle, récits laconiques des faits, recueil de témoignages, portraits empreints d'humanité. C'est surtout une ample et profonde méditation sur la mémoire, et sur l'Histoire, sa mécanique, les traces qu'elle laisse, ou qui disparaissent (Babyn Yar est aujourdhui un parc saturé de monument commémoratifs, mais où littéralement « il n'y a rien à voir » du lieu du massacre lui-même, dont les traces ont été effacées par les nazis, puis par les Soviétiques après la guerre). Un long chapitre revient sur l'histoire de l'Ukraine au XXe siècle, qui éclaire de façon limpide la complexité du devenir de ces « terres de sang » (selon l'expression de l'historien américain Timothy Snyder, abondamment cité par Littell).
Les photographies d'Antoine d'Agata, superbes, apportent au texte un contrepoint tantôt strictement documentaire, tantôt sombrement méditatif : portraits douloureux, sous-bois figés par le froid, inquiétant panache de fumée d'un incendie.
Un livre essentiel.
Jean-Luc
A la recherche du temps perdu
Au printemps 2020, Jean-Philippe Toussaint, piégé par le confinement dans son appartement de Bruxelles, remet à plus tard ses projets en cours (« expositions, colloques, voyages ») et prend à bras la corps la traduction de la nouvelle de Stefan Zweig « Le joueur d'échecs », qu'il avait entreprise peu de temps auparavant. Parallèlement il commence à écrire ce qui est d'abord une sorte de journal du confinement, et va devenir « L'échiquier».
Ces « temps d'incertitude », ont amené un « retour inattendu du jeu d'échecs dans ma vie » constate l'auteur. Plus jeune il a beaucoup joué aux échecs, avant de choisir d'être écrivain. Ce sont les échecs qui lui donnent l'idée de la forme que prendra le livre en devenir : 64 fragments, comme les 64 cases de l'échiquier.
De longueur inégale, d'une ligne à plusieurs pages, ces fragments parlent des échecs bien sûr : récits de parties mémorables à divers titres, dont la langue ésotérique (« 1.c4e5 2.g3d6 3.Fg2g6. C'était quoi cette ouverture ? Une anglaise ? Une défense est-indienne, variante fianchetto ? ) ravira les connaisseurs, tout en enveloppant le texte, pour les autres, d'une étrange poésie ; souvenirs de rencontres, (celle déterminante, de Gilles Andruet, joueur génial et aventurier qui deviendra un ami proche, ou celles, furtives, de grands maitres dont les noms fascinent aujourd'hui encore : Karpov, Kortchnoï, Youssoupov). Mais c'est surtout d'une déambulation dans les méandres de la mémoire qu'il s'agit (« L'heure de l'autobiographie pour moi aurait-elle sonné ? » se demande l'auteur). Une déambulation qui épouserait la marche si particulière du cavalier sur l'échiquier, jamais entre deux cases contiguës.
Souvenirs des années de pensionnat en région parisienne (qui évoquent irrésistiblement l'univers de Patrick Modiano), ou des années d'étudiant (la rencontre avec Madeleine, qui deviendra sa femme, magnifiquement racontée), bribes d'histoire familiale, anecdotes diverses, graves ou drôles, réflexions sur le métier d'écrivain et sur la littérature en général (très belles pages sur Stefan Zweig), Jean-Philippe Toussaint, dans cette recherche éparpillée et mélancolique du temps perdu, nous transporte, nous étonne, nous émeut, nous ravit. Une fois de plus.
Jean-Luc
Brûlant !
Le grand feu, qui donne son titre au roman de Léonor de Récondo (quel beau nom !), c'est celui qui brûle l'héroïne, Ilaria, quand elle joue du violon. Ilaria est une des jeunes pensionnaires de "L'Ospedale della Pietà", institution religieuse où, dans la Venise du XVIIIe siècle, les jeunes filles de bonne famille, ou au contraire recueillies à la naissance après avoir été abandonnées, grandissaient dans l'amour du chant et de la musique. Leur "maestro" était Antonio Vivaldi. On se précipitait aux concerts qu'elles donnaient, dissimulées derrière les grilles ouvragées de l'église de la Pietà.
Léonor de Récondo, avant d'être écrivaine, est violoniste baroque (elle a créé avec le chanteur Cyril Auvity le bel ensemble "L'Yriade"). Elle sait donc de quoi elle parle. Pas tant en ce qu'elle restitue avec justesse le contexte musical de l'époque (sait-on que Vivaldi faisait écrire les parties intermédiaires de ses "concerti" par ses jeunes élèves ?), mais surtout en ce qu'elle sait nous faire partager la passion brûlante de la musique qui anime Ilaria, et l'anime sans aucun doute elle-même. L'écriture pourtant reste proche de l'épure : on se dit que pour Léonor de Récondo l'émotion, dans la littérature comme dans la musique ne s'exprime jamais aussi bien que dans l'économie de moyens mis en œuvre par l'auteur.e ou l'interprète.
L'intrigue elle aussi tend vers l'épure, car il ne se passe pas grand chose à "L'Ospedale della Pietà". C'est dans l'humanité des personnages, dans le mystère qui enveloppe quelques-uns d'entre eux, et dans les échappées lumineuses qu'il nous offre sur Venise et ses canaux que réside, aussi, l'intérêt et le charme du roman.
Et puis il y a les quatre-vingt dernières pages, où Ilaria découvre qu'à l'amour brûlant pour la musique peut s'ajouter celui de Paolo, le frère de son amie. Léonor de Récondo nous embarque alors dans une fin d'un romanesque échevelé, où la passion balaie tout et où le titre du roman prend tout son sens.
Brava !
Jean-Luc
A défaut d'entendre Léonor de Récondo jouer Vivaldi, on peut l'écouter avec son ensemble "L'Yriade" jouer un contemporain du "prêtre roux", Giovanni Bononcini :
https://www.youtube.com/watch?v=DRG-LUTTjmU&list=OLAK5uy_nWNEWqK8QHhFO8TSsr8q5LbJXY_3Ro2ws
Simplement bouleversant
Dans « Les jours sont comme l'herbe », le grand auteur danois Jens Christian Grøndahl rassemble six récits relativement courts (le plus long, « Villa Ada », fait 80 pages), désignés curieusement comme « romans ». On se dit d'abord qu'il s'agit là plutôt de nouvelles, mais on découvre vite, à la lecture, la force et l'ampleur proprement romanesques de chacun de ces textes.
Condensation sur quelques dizaines de pages du parcours d'une vie (« Les jours ont comme l'herbe », « Edith Wengler »), ou au contraire récit minutieux des moments d'un drame familial (la disparition d''un fils adolescent dans « Villa Ada » ). Détournement habile du genre (« Je suis la mer », enquête policière qui se transforme progressivement en quête existentielle, évoquant le « Profession reporter » de Michelangelo Antonioni) ; richesse des thèmes ; finesse de la narration : Jens Christian Grøndahl manie avec brio « l' art du roman ».
Mais ce n'est pas là ce qui touche le plus. Les deux derniers « romans », « Hiverner en été » et « Adieu », tous deux écrits à la première personne, par deux personnages de femmes, l'une juge aux affaires financières, l'autre pasteure, sont, au delà des drames moraux qu'ils mettent en scène avec une grande intensité, simplement bouleversants, de simplicité, et de justesse.
C'est très beau. Le livre refermé, on a juste envie de lire ou de relire Jens Christian Grøndahl...
Jean-Luc
Glacial et glaçant
En cet été un peu partout caniculaire, quoi de plus rafraîchissant que de frissonner en lisant un polar islandais ?
Le genre, longtemps dominé par la figure tutélaire d'Arnaldur Indridason, voit aujourd'hui émerger d'autres noms. Parmi eux celui de Ragnar Jónasson, dont les premiers titres monosyllabiques (Snjór, Mörk, Nàtt, Sótt, Vik). nous avaient intrigués, et qui s'est aujourd'hui imposé comme tête de file d'un nouvelle génération d'auteurs de « noirs islandais ».
« Dix âmes, pas plus », le dernier roman de Jónasson paru en français, loin de la noirceur épaisse des romans d'Indridason, choisit, en apparence, une forme de légèreté : Intrigue minimaliste : Una, jeune institutrice qui vit à Reykjavik, quitte la vie citadine pour aller enseigner pendant une année dans un hameau de dix habitants, perdu tout au nord de l’Île. Peu de personnages donc mais une communauté, dont Una comprend assez vite qu'elle est tout à la fois minée et soudée par des secrets enfouis. Peu d'événements, sinon celui, tragique, de la mort d'une des jeunes élèves d'Una, d'une maladie étrange. Et juste ce qu'il faut d'atmosphère : le froid glacial et l'odeur salée des embruns d'une mer battue par les vents. Ce qui intéresse Jónasson (qui a traduit Agatha Christie), c'est de poser, au fil du récit, les indices et les jalons d'un drame qui se tisse à notre insu de lecteur et dont la teneur n’apparaîtra clairement qu'à la fin, comme l'image dans le tapis....
Le dénouement, magistral, est glaçant, au sens propre : un frisson nous parcourt la moelle épinière, et le titre prend d'un coup tout son sens. On n'en dira « pas plus ».
Jean-Luc